Lioudmila Vadimovna
a grandi dans le cœur de Moscou, dans un immeuble de type stalinien
c'est-à-dire construit sous le régime de Staline et avec une hauteur de plafond
de 3m20. Comme des millions de citoyens sous l’Union Soviétique, Lioudmila
partageait sa chambre avec ses parents et sa grand-mère dans un grand appartement
communautaire où logeaient 5 autres familles. Les chambres étaient très
spacieuses, le papier peint de très haute qualité avec des dorures
« qu’aujourd’hui on ne sait plus faire ». Dans l’appartement de
Lioudmila cohabitaient des familles avec des enfants de tous les âges, deux
grand-mères retraitées et un colonel qui aimait beaucoup l’alcool et qui de
temps à autre se faisait grondé par les grands-mères. Tout ce petit monde avait
un rythme différent et il n’y avait donc aucune dispute pour la salle de bain
le matin. Lioudmila ne garde d’ailleurs que de très bons souvenirs de cette
période de sa vie.
A ses yeux, les années 1950 et 1960 représentent les
plus belles années de l’Union Soviétique, car les gens étaient alors plus
heureux, moins envieux les uns des autres, la vie était plus simple et plus
agréable. « Dans mon quartier tout le monde se connaissait et tout le
monde se disait bonjour. Personne n’enviait personne. A quoi bon ?! Nous
avions tous les mêmes appartements, le même nombre de mètres carrés par
famille, les mêmes meubles, les mêmes cartes de rationnement… Tout le monde
avait un travail à la sortie de l’université et tout le monde mangeait convenablement. Non,
non, on ne manquait vraiment de rien.»
Cette époque, si
particulière et étrangère à l’ouest, est profondément marquée par la complicité, le partage, la bonne entente et la simplicité. Lioudmila était la plus jeune des enfants
de son appartement et cela n’empêchait pas ses voisines de presque 8 ans ses
aînées de l’emmener se promener avec elles. «J’étais toute petite, j’avais 6 ou
7 ans. Elles m’emmenaient partout avec elles. J’adorais me balader avec elles.
Elles utilisaient un code entre elles pour parler des garçons qui leur
plaisaient pour que je ne sache pas de quoi elles parlaient et que je ne répète
rien aux adultes le soir. Mais je savais bien qu’elles parlaient de garçons. A
chaque fois j’essayais de déchiffrer leur code.» Comme dans tous les
appartements communautaires, les familles qui vivaient dans l’appartement de
Lioudmila avaient pour tradition de passer les fêtes et leurs weekends
ensemble, autour d’une grande table.
Quelques années après la mort de Staline, en 1956, on commence à parler de reloger certaines familles dans des appartements individuels. Dans un premier temps, cela concerne les familles les plus nombreuses. Celles qui habitaient avec Lioudmila n’en faisaient pas partie, et ce n’est que plus tard, dans les années 1960, qu’on leur a proposé de quitter leurs chambres respectives pour des appartements individuels et/ou de l’argent. «Lorsqu’on a commencé à nous parler de la
dissolution des kommounalki et du relogement des familles dans des appartements
individuels, nous ne voulions pas nous quitter. Une très
bonne amie d’école ne voulait pas non plus quitter les familles avec lesquelles
elle vivait. Elle me disait : tu comprends, les baboushki veillent sur
nous, elles s’occupent de la maison, il y en a toujours une qui décroche le
téléphone quand je dois laisser un message à ma mère pour lui dire que je
rentrerai plus tard. On s’entend très bien, on a toujours vécu tous ensemble,
on ne veut pas se quitter.» Mais, comme le regrette Lioudmila, l’argent a
séparé des millions de familles comme celles-ci.
L’argent que ces familles se
sont vu proposer pour accepter de déménager dans un appartement séparé, la plupart
du temps plus loin du centre ville. L’argent qui avait commencé à remplir les
poches de certains malins qui ont su profiter du désordre général qui a régné
les années qui ont suivi la chute de l’URSS. L’argent qui a petit à petit
changé les mentalités, miné ce que ces gens avaient de plus précieux: la
complicité, le partage, l’entre-aide, la bonne entente, la confiance. «Petit à
petit, les gens ont cessé de se dire bonjour. On se méfiait les uns des autres.
On était devenus des étrangers aux yeux de nos voisins.» D’ailleurs, Lioudmila
confesse aujourd’hui qu’elle regrette que sa famille ait quitté leur chambre si
tôt car «on aurait pu la vendre beaucoup plus cher si seulement on avait
attendu quelques années».
Cette méfiance entre voisins est restée, et aujourd’hui,
des familles qui ont vécu sur le même pallier des dizaines d’années et vu
plusieurs générations apparaître les unes après les autres, se méfient les unes
des autres et craignent à chaque instant que les voisins les dénoncent aux
impôts ou à la police. Ces craintes n’ont aucune raison d’être, mais les gens
ont simplement et incroyablement peur les uns des autres. La première chose que
l’on vous dit quand vous emménagez dans votre propre appartement, c’est «de ne
jamais ouvrir la porte à qui que ce soit, sous aucun prétexte.» Si vous montez
dans l’ascenseur avec un de vos voisins, que vous l’ayez déjà vu ou non, que
vous lui ayez déjà arraché un petit bonjour ou non, il attendra probablement que
vous appuyiez sur votre étage en premier et, seulement une fois que vous serez
sorti de l’ascenseur, il appuiera sur son étage, si forte est sa peur que vous
sachiez à quel étage il habite.
Depuis que sa
famille a été relogée dans deux appartements séparés, Lioudmila est repassée plusieurs
fois devant la kommounalka de son enfance. «C’est toujours un moment de grande
nostalgie, beaucoup d’émotions me reviennent, tant de souvenirs!» Une fois, je
suis passée et j’ai vu que c’était à vendre, puis ça a été acheté en un seul
lot (toutes les pièces par le même acheteur). Quelques mois plus tard, c’était
en travaux puis à nouveau à vendre. Cela doit être un appartement superbe
maintenant, vue sur le fleuve et l’hôtel Ukraine (une des sept tours stalienne
de Moscou), un des plus beaux et des plus riches quartiers de la ville, à deux
pas de la Maison Blanche, le siège du gouvernement. Quand je repense à notre
cuisine, ce n’était pas une cuisine, c’était une cantine! Elle était tellement
spacieuse que j’aurais pu y ouvrir un restaurant.» plaisante Lioudmila. Ses
yeux brillent, sont visage entier s’illumine et quand elle ne sourit pas elle
rit aux éclats. Durant les deux heures de notre entretien, pas un moment son
visage ne se crispe ou se durcie lorsqu’elle décrit chaque recoin de son
appartement et raconte chaque anecdote.
«Bien sûr on faisait du troc! Chaque
citoyen avait le droit à une bouteille de vodka par mois sur sa carte de
rationnement, même les enfants. On ne buvait pas dans notre famille. Un jour, j’ai rencontré une
dame près du métro qui vendait de la viande. Malheureusement elle venait de
vendre son dernier lot mais elle m’a confié que le cuisinier de l’université
revendait une partie de son stock de viande au noir. Je me suis réjouie qu’on
ait gardé toutes ces bouteilles de vodka à la maison, elles allaient enfin
servir. Je les ai donc toutes cachées sous un chiffon dans mon sac de courses et je suis allée graisser la patte du cuisinier de l’université. On ne manquait
de rien à l'époque (époque de la Perestroika). C’était juste un bon échange qui arrangeait
tout le monde.»
On nous a peint un bien mauvais portrait de l’URSS en Europe, parfois
monté de toutes pièces. On a diabolisé à l’extrême et à tord un pays où des
millions de gens vivaient absolument normalement, comme vous et moi. Venez donc
voir par vous-même. Venez vous intéresser à ces gens, discuter avec eux et
découvrir ce qui se passait vraiment au quotidien sous l’URSS.
Je ne compte plus
le nombre de personnes que j’ai rencontrées ici en Russie et qui regrettent cette
période de leur vie. Tous ceux que j’ai rencontrés et qui, comme Lioudmila, ont
partagé des appartements communautaires sous l’URSS, sont submergés par la
nostalgie lorsqu’ils racontent leur vie à cette époque.
Comment peut-on
imaginer que cette entre-aide et cette complicité reviennent dans les coutumes
dans un monde toujours plus rongé par le capitalisme, l’argent et
l’individualité? Plusieurs générations de russes ont déjà grandi dans la
méfiance constante de l’autre.
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Dans le village de Kolomna, dans la banlieue de Moscou, une partie d'une Kommounalka a été restaurée et sert de musée. |
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Le fameux frigo "Zil Moskva" avec verrou pour éviter les vols. |
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Au musée de la Kommounalka les visiteurs sont libres de porter les vêtements d'époque laissés par les anciens résidents et de se mettre dans leur peau. |
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La salle de bain commune faisait aussi office de studio de développement de photos. |
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Poudre à dentifrice pour enfants. |
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La bibliothèque qu'un des résident acceptait gentiment de partager avec ses colocataires et les fameuses énormes conserves. |
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Machine à laver soviétique, fabriquée à Riga. |
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L'uniforme traditionnel des petites soviétiques pour le premier jour de la rentrée en première classe de primaire. |
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Boudoir typique de l'époque soviétique. Toutes les femmes avaient le même parfum: le parfum "Moscou rouge". |
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Le parfum "Moscou rouge" était populaire même à l'étranger et en Europe. C'était un des cadeaux que les soviétiques offraient lors de leurs voyages à l'étranger. |
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Photo de parade sur la Place Rouge. |
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Dans le couloir traînaient des piles de vieux journaux et accessoirement des armes. |
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Sport d'hiver très populaire partout en Russie: le patin à glace. |
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Dans l'entrée. |
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Vue du couloir. |
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